Des intellectuels de gauche au service de la légitimation guerrière Engeles Diez Rodriguez Docteur en Sciences Sociales et Politiques, et Professeur à l'UCM -Espagne- Texte de la conférence donnuméro e à l'Ateneo de Madrid le 9 septembre 2013
L'affaire de la Syrie est l'une des plus exemplaires mettant clairement en évidence le rôle de légitimation de la guerre joué par des intellectuels réputés de gauche. Nombre de ceux-ci ont choisi de servir de chœur à la guerre médiatique contre la Syrie, investis d'une aura illustre et portant les principes moraux occidentaux. Du haut de leurs chaires dans les médias grand public mais aussi dans les médias alternatifs, ils élaborent des explications, des justifications et des rapports qu'ils présentent comme des principes éthiques quand en réalité il s'agit de leurs opinions politiques. Ils ridiculisent, manipulent et déforment les positions des militants anti-impérialistes. Se permettant aussi de faire la leçon aux gouvernements latino-américains qui défendent la souveraineté et le principe de non-ingérence, et qui donc s'opposent à la guerre contre la Syrie. En juin 2003 dans le cadre de la guerre et de l'occupation de l'Irak, il ne fut pas très difficile, dans les milieux universitaires, dans ceux de la culture et ceux des militants de gauche, que se lèvent des milliers de voix contre la guerre ; nous avons été capables de reconnaître les pièges discursifs, capables de découvrir les intérêts de l'empire US et de ses alliés, de dévoiler les mensonges médiatiques et surtout d'établir des priorités dans la mobilisation et la dénonciation. Nous n'avons pu arrêter la guerre ni l'occupation de l'Irak mais nous avons posé les fondations d'un mouvement anti-impérialiste qui pourrait avoir été le frein à main à la barbarie belliciste et qui, d'une manière ou l'autre, ajourna l'objectif de continuer la néocolonisation de la zone. Des intellectuels de gauche au service de la légitimation guerrière Que les médias de masse mentent, déforment, cachent, soulignent, donnent une forme et un visage à nos ennemis est une évidence répétée à moultes reprises dans l'histoire. Ils font cela non parce qu'ils sont les instruments de l'empire, non, ils le font parce qu'ils sont partie inhérente du pouvoir. Mais la justification des guerres, la « fabrication du consensus » comme dirait N. Chomsky, ne se fait pas seulement au travers des corporations médiatiques. La propagande est un système dans lequel s'insèrent les entreprises de médias, la classe politique et ses discours, la culture occidentale toute-puissante et colonialiste, les journalistes, les artistes, les intellectuels, les universitaires et les philosophes médiatiques. Ils se l'expliquent avec des arguments moraux universalistes et humanitaires : lutter contre les dictatures (où qu'elles soient) et défendre la cause des peuples (que ceux-ci soient les femmes afghanes, les insurgés libyens, les manifestants syriens, ou la partie du peuple que l'opinion publique générale signale comme victimes des dictatures). Quelques uns de ces intellectuels furent des figures de proue du « Non à la guerre » contre l'Irak en 2003 ; cependant depuis le début de ce qu'on appelle « les printemps arabes », ils jouent dans le même orchestre que leurs gouvernements soutenant le renversement du tyran B. Al-Assad et la Transition démocratique en Syrie ; il y en a aussi qui réclament l'intervention militaire de l'Occident comme la romancière Almudena Grandes : « Au fond se trouve Al Assad, un dictateur, un tyran, un assassin en série qui restera le seul bénéficiaire de la non-intervention ». Nous supposons que pour eux Sadam Hussein était moins dictateur que B. Al-Assad ou peut-être s'agit-il du fait que dans cette guerre-là il y avait des centaines de milliers de citoyens dans les rues criant « Non à la guerre ! », fait qui ne se produit pas aujourd'hui. Le rôle que joue ce « clergé séculier » est double, d'un côté il fournit des arguments justificatifs à l'intervention armée, et d'un autre il divise, affaiblit, ou bloque, chaque fois avec une intensité croissante, l'émergence d'une forte opposition aux guerres impérialistes. Quelques fois par ignorance politique, d'autres fois par erreur, mais le plus souvent par un sentiment sous-jacent de supériorité morale en tant qu'intellectuels du monde développé, cette « gauche » a intériorisé les arguments de la droite. Selon Bricmont, elle a évolué en deux attitudes : Le noyau dur des discours légitimants s'est déplacé de la « liberté » encore classique, à la cryptique « dignité », et garde la « démocratie » et les droits de l'homme comme mots d'ordre. La démocratie, comme « l'intervention rêvée » du philosophe Santiago Alba sert d'utopie light pour rallier des adeptes et confondre les désirs avec la réalité. Cependant, il y a des circonstances où le mot d'ordre de liberté émerge tel le phénix quand le public auquel ils s'adressent est trop occidentalisé pour percer l'énigme de la « dignité ». Bricmont dit que juste au moment où l'empire abandonne le langage de la liberté parce qu'il n'est plus crédible, ce clergé humanitaire le reprend. Ainsi, à l'appel de la Campagne de solidarité globale avec la Révolution syrienne signé entre autres par G. Achcar, S. Alba et Tariq Ali, dont le titre est « solidarité avec la lutte syrienne pour la dignité et la liberté », en à peine deux pages le mot liberté s'utilise 14 fois. A mesure que la guerre médiatique contre la Syrie est devenue plus forte, les coïncidences ont augmenté entre les rapports impérialistes et les discours de ceux qui disent appuyer les « révolutionnaires syriens ». Suivons les exemples illustratifs et comparons « l'appel de Solidarité globale avec la révolution syrienne » avec la déclaration commune sur la Syriequ'ont signée 11 pays dans la cadre de la réunion du G20, une proposition des USA pour forcer un front de pays à appuyer l'intervention armée. Dans l'appel du clergé humanitariste s'inscrivent les arguments suivants : De son côté, la déclaration commune des USA et de ses alliés, entre lesquels curieusement ne se trouve aucun pays latino-américain et dont l'unique arabe est l'Arabie Saoudite, expose les clichés suivants : Dans la comparaison des deux textes, ce qui surprend c'est que le premier se distille dans une allure beaucoup plus belliciste, on ne reconnaît pas qu'il y a deux factions dans le conflit, le conflit se réduit à B. Al-Assad, on justifie l'appui aux « révolutionnaires syriens » parce qu'ils sont en train de faire la révolution mondiale et on ne projette pas de sortie politique mais la déroute du gouvernement syrien. On dirait que cet appel a été rédigé justement par une des factions en conflit qui s'arroge le droit d'être le porte-voix du peuple syrien tout entier. Les pièges du langage : « Nous condamnons l'intervention, ni avec les uns ni avec les autres, les peuples ont toujours raison » La construction de l'idéologie de l'impérialisme humanitaire a eu plusieurs parcours. Comme nous les disions au début de cette intervention, cela a été l'étendard de la gauche bien pensante[2] (dont une partie liée au trotskisme de la 4° internationale) qui depuis la guerre contre la Yougoslavie (1999) s'en alla donner forme à un discours moraliste commode, qui l' homologuait en tant que « gauche respectable » bien qu'elle se déclare « anticapitaliste ». Un autre cliché parmi les classiques est de se situer du côté des peuples. Ici nous avons un écueil difficile à franchir puisque, dans l'affaire des printemps arabes, les gouvernements impérialistes se sont rangés clairement en faveur des peuples et ont été les premiers à montrer leur appui aux « révolutionnaires » syriens. L'explication plus rocambolesque de ces intellectuels humanitaires est la pure coïncidence, le cynisme ou les intentions perverses de l'empire US qui a apporté un appui aux peuples arabes pour ensuite s' approprier ces révolutions et imposer ses propres intérêts. Pour se refaire une santé ils ont l'habitude d'affirmer que tout est plus complexe, imprédictible, de telle sorte qu'il ne nous reste que l'unique option, en tant que personnes convenables que nous sommes, de nous réfugier dans notre bonne conscience. Si nos connaissances et rhétorique sont déformées et utilisées pour favoriser l'appui à la guerre, ce serait un effet non désiré, un dommage collatéral pour lequel nous ne pouvons être tenus pour responsables. Ce qui est certain c'est que les discours, les appels et les exigences du clergé humanitariste n'ont pas la moindre des répercussions sur les gouvernements occidentaux mais il est certain aussi qu'ils portent tort à la possibilité d'un mouvement anti-impérialiste. Je voudrais terminer avec quelques mots de R. Sánchez Ferlosio sur la guerre : « à part quelques rares exaltés nous voyons tous la guerre avec des nuances mais dans les moments décisifs les nuances ne peuvent être le fardeau qui nous empêche de nous opposer à la guerre avec la ténacité nécessaire. Nous ne pouvons la laisser se transformer en munition contre notre camp. C'est notre responsabilité politique ». Traduit par Investig’Action. Source : http://www.michelcollon.info/ |